19 juillet 2017

Patrick K. Dewdney, "Écume" : de la forêt à la mer, un chemin escarpé

On se rappelle la surprise qu'avait suscitée il y a deux ans la publication de Crocs (voir chronique ici). Avec Écume, Patrick K. Dewdney reste fidèle à la collection Territori, mais change d'élément. De la terre à la mer... Deux personnages pour cette tragédie : le père et le fils. Dans Crocs, le personnage n'avait pas de nom. Même chose ici. Pas de nom, pas besoin. Qu'est-ce qui unit ces deux-là hormis les fameux liens du sang ? Ces liens qui, dans Ecume, vont prendre une dimension pour le moins singulière. 

Le père et le fils vivent sur la côte, là-haut, en bordure de Manche. Ils partagent une méchante cabane et un bateau de pêche, "La Gueuse". Tous deux sont aussi mutiques l'un que l'autre : ils se partagent le travail, la pêche en mer. Chacun ses missions, inutile de parler. De temps en temps, le fils fait une incursion dans la civilisation, sous couvert de ravitaillement au supermarché du coin. Il regarde, respire, écoute. Et ne parle à personne, car il n'y a personne à qui parler, et puis à quoi bon?. La vie de ces deux-là est ailleurs, mais où? Dans la cabane ? Sur le bateau, en mer? Entre les deux ? Dans le passé ? En tout cas, elle est dure, cette vie-là. Tellement dure que les deux hommes sont contraints de s'acoquiner avec un passeur anglais qui profite allègrement des migrants qu'il achemine, moyennant finance, outre-Manche. C'est dangereux, certes, mais il faut bien manger.
Le père et le fils, silencieux, mais pas du même silence. Celui du père est fou, effrayant, menaçant. Porteur du passé d'un homme, un soldat, un marin, un baroudeur incapable, une fois à terre, d'aimer celle qui lui ouvrira les bras et lui donnera le fils, celle qui mourra trop jeune, seule, privée de tendresse et d'attention. Le silence du fils est l'expression d'un étrange mélange entre résignation, rancœur et détermination. La haine est là, tapie sous des gestes quotidiens ou moins ordinaires, comme cet attachement à la bombe de déodorant parfumé qu'il conserve, tel un  trésor, dans sa poche, et qui lui évoque la douceur, la sensualité, la féminité, tout ce qui lui fait défaut dans cette vie qui ne ressemble à rien de connu... Il suffirait d'un rien pour qu'elles éclatent, cette haine et cette violence. Alors quand survient l'accident, quand les deux hommes se retrouvent en mer avec l'Anglais et la famille de migrants, le père, la mère et la petite fille, elles se déchaînent et prennent la forme d'un chaos infernal.

Comme dans Crocs, le style de Patrick K. Dewdney est ici aussi important que l'histoire, effroyable, qu'il nous raconte. Style et vocabulaire précis mais néanmoins dépourvus de cuistrerie : les choses ont un nom, l'auteur les leur donne, et cela fait partie de sa démarche d'écrivain. Poète et romancier, virtuose du rythme, de la sonorité et de la composition, l'auteur a ce don rare d'évoquer par ses mots des sons, des musiques furieuses, des couleurs et des formes. Son écriture, qui prend parfois des allures épiques, possède cette capacité à créer un univers, mais sait aussi affirmer les préoccupations de l'auteur, pour qui la mer, menacée de stérilité par la folie des hommes, endosse dans ce drame un rôle funeste, bien loin de sa légendaire générosité naturelle. Écume porte en lui la violence et l'absurdité du monde,  la souffrance et la solitude des hommes, et sa noirceur brille à l'horizon comme un phare dans la tourmente.

Patrick K. Dewdney, Écume, collection "Territori", La Manufacture de livres

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