17 décembre 2014

Franck Bouysse : l'interview en roue libre

Il y a quelques semaines, je vous faisais part de mon enthousiasme pour le roman de Franck Bouysse, Grossir le ciel (voir chronique ici). Depuis, il a été partagé par chroniqueurs et journalistes, et c'est vraiment une bonne nouvelle. Devant un roman aussi atypique, aussi singulier dans le contexte de la production romanesque actuelle, aussi passionnant, les questions ne manquaient pas. Franck Bouysse a bien voulu y répondre. Merci à lui.

Avant d'aborder Grossir le ciel, qui vient de paraître, pourrais-tu nous parler de tes deux romans Le vagabond et Pur sang, pour planter un peu le décor ?
Le premier est l'histoire d'un guitariste de blues. Tous mes bouquins partent d'une image forte. Là, c'était Robert Johnson. Et puis mes fantômes... Là, on a affaire à un musicien alcoolique qui joue tous les soirs dans le même rade. Et  chaque soir, il voit au bar une femme sublime. Il sent qu'il a quelque chose à lui dire, à vivre avec elle. Mais il n'ose pas l'aborder. Un soir, il franchit le pas. Et là... c'est une histoire d'errance, on ne sait jamais si on est dans la réalité ou dans la psychose du personnage.

Ça se déroule à Limoges, cette histoire ?
Oui, mais ça pourrait être n'importe où. L'important, c'est le personnage AVEC le lieu.

Dans Pur sang, on démarre dans le Montana. J'imagine que ce n'est pas un pur hasard. Le personnage quitte le Montana pour se rendre en France à la recherche de son histoire...
Ce bouquin part d'un fait divers réel. C'est une histoire vraie qui se déroulait au XIXe siècle et que j'ai transposée dans le présent. L'histoire de cette famille de nobles de Dordogne, avec leur château paumé dans la nature, est authentique : le couple est parti aux Etats-Unis. On ne sait pas du tout ce qui leur est arrivé là-bas,  et ils sont revenus en France. Voilà ce que j'avais. Pour moi, le lieu idéal pour faire démarrer cette histoire, c'était le Montana. Encore une fois, ce sont les images qui m'ont aidé : en l'occurrence, les photos d'Edward Curtis, les photos de cet ethnologue et l'histoire authentique du Chef Joseph, dont j'ai fait l'Indien qui élève le héros. Tout commence quand la grand-mère indienne révèle au garçon que ses parents ne sont pas morts, comme on le lui a toujours dit, de la grippe espagnole, mais qu'ils sont retournés en France et qu'on ne sait pas ce qu'ils sont devenus. Qu'est-ce que je pouvais faire avec ça ? J'ai essayé d'en faire un roman, une histoire. Je suis très sensible au drame, à l'enchaînement des situations, la perte d'équilibre et de repères. Tous ces gens qui ont une vie calée depuis des générations, et puis il y a le grain de sable...

Dans beaucoup de romans, c'est le destin qui frappe, et le drame est devant. Dans Grossir le ciel, le drame est derrière et ça change tout.
Oui, c'est vrai, je n'avais pas pensé à ça mais c'est intéressant...


Ce roman-là, vient-il d'une histoire vraie ?
Non, il y a l'image, toujours. Et je ne sais pas où je vais.Je ne fais pas de plan, je ne fonctionne pas comme ça. Pour moi, connaître la fin de mon livre, c'est comme si on me racontait la fin du livre que je suis en train de lire. Un jour, je suis tombé sur le film Profils paysans de Depardon. Premier plan, on voit Depardon arriver chez un espèce d'Indien français aux cheveux longs, qui lui ouvre sa porte sans un mot, sans lui dire bonjour. Et Depardon filme de façon magistrale. Il montre, sans jugement. Le paysan est dans sa cuisine. Sur la table, il y a la toile cirée, le café, les Gitanes. La télé est allumée : on y voit l'enterrement de l'abbé Pierre. Voilà, c'est tout ce que j'avais au départ. Ça et puis des images de mon enfance, puisque j'ai vécu dans ce milieu-là. C'est un livre que je portais depuis longtemps. J'ai écrit le premier jet il y a 4 ans, il y a eu 8 versions, et presque 100 pages de moins au final.

Tu vas à l'essentiel, mais tu ne fais pas l'économie de descriptions de paysages, de climats. On sent l'humidité, l'herbe qui craque sous le pied. Tes descriptions ont une fonction dans l'histoire.
Oui, la nature n'est pas un personnage, mais constitue un support pour l'émotion. Je voulais que tout soit au même niveau : l'arbre, les animaux. Car les paysans de cette génération ont cette chose-là : la mort d'une vache, c'est quasiment aussi important que la mort de la grand-mère.Et puis je suis un grand amoureux de littérature américaine. McCarthy, quand il écrit L'obscurité du dehors, quelle claque !
Donc, au départ, j'avais ça, mon Gus. Son voisin Abel est arrivé après. Je voulais qu'on sente la tension dès le départ, et que l'enchaînement des événements l'entraîne à ne plus du tout maîtriser sa vie, à se poser des questions sur des choses intégrées depuis l'enfance. Mais en réalité il n'est jamais devant un choix.

Pendant toute une partie du livre, on a l'impression que le danger vient de l'extérieur. En fait, il vient de l'intérieur et du passé.
Oui, fausses pistes ! Qui m'ont donné l'occasion de régler quelques comptes. Je ne sais pas écrire de livres politiques, mais certains me disent que si, quand même, ce livre a un côté politique. Je parle de choses qui me sont chères comme les questions environnementales, je m confronte  aussi avec la religion. Pour moi, il y a une grande distance entre mysticisme et religion, et c'est une question qui me tient à cœur.

Ces personnages sectaires, tu les a vus ?
Oui, je les ai vus débarquer à la campagne, faire du porte à porte. Encore une fois, ces choses-là comptent beaucoup aux Etats-Unis... Mais je dois dire qu'en France, ça ne marche pas bien...

Ton personnage a l'air de quelqu'un de solide, de fort dans ses habitudes. Et pourtant, Gus va être complètement bouleversé par ce qui va lui arriver, même les petits événements du début.
Le milieu paysan est un milieu où la suspicion est très ancrée. On est taiseux, mais on se méfie des autres, y compris de ceux avec qui on va bosser. Quand il y a une brèche, Gus s'engouffre dedans. Une fois la porte ouverte, l'imagination fait le reste. Il y va, il échafaude, il repousse ses doutes, il ne veut pas avoir raison en fait, et il veut croire aux explications que lui donne Abel. C'est aussi un roman de la solitude : à part son chien, Gus n'a qu'Abel. Sans Abel, il n'y a plus rien, tous se délite dans ces régions, entre les Anglais qui débarquent, les gîtes ruraux qui se multiplient...

Et cette relation impossible avec les femmes ? La solitude des paysans ?
Ils sont enfermés. Quelle femme a envie de vivre un tel enfermement ? Et puis ils n'ont pas la manière... C'est un peu comme si le temps s'était arrêté. Dans le film de Depardon, il y a cette belle scène entre un journaliste et un paysan qui ne se sont pas vus depuis dix ans. Le premier dit à l'autre, voyant le câble du téléphone : "Tiens, c'est bien, tu as le téléphone maintenant." Et l'autre lui répond : "Oui, le câble est là, mais il n'est pas entré dans la maison." Donc ces gens-là n'ont pas l'accès parce qu'ils ne se le donnent pas. Les habitudes sont une forme de confort. Dans le roman, les deux sont assaillis de partout, par le passé surtout. Quant à l'image des femmes, Gus a deux "modèles" : sa mère avec son histoire tragique et incroyable, et puis cette petite fille. On comprend pourquoi il ne peut pas s'en sortir.
Je voulais que la tension soit permanente, que le lecteur ne soit jamais en équilibre, jamais en sécurité.

Ton livre est particulièrement bien accueilli...
Ça me fait très bizarre en fait. Les gens s'en sont emparés, les blogs d'abord et puis un peu de presse. D'un côté, je ne suis pas un gamin, je regarde tout ça en décalé, et je suis très heureux de tout ça. Et d'un autre côté, être invité à la soirée d'hier, ici aujourd'hui, qu'on me paye mon train, je suis comme un enfant avec les yeux qui brillent !

Et les projets ?
On va retrouver Elias Greenhill, le héros de Pur Sang. Je n'en ai pas fini avec lui... D'où le bonheur d'avoir des éditeurs fidèles, celui-là se passera entièrement dans le Montana, et ça n'a pas posé de problème avec Ecorce. Ça, c'est pour 2015. Et j'ai aussi un roman noir en écriture, dans la même veine que Grossir le ciel, où je vais explorer un autre territoire, le Plateau, proche de chez moi.

Tu es passé de 90 pages à 180 pages puis à 240 pages. Où vas-tu t'arrêter?!
Je suis toujours étonné qu'on me dise que 240 pages, c'est un "court roman". Je ne trouve pas.

Moi non plus. Les lecteurs ont pris de mauvaises habitudes avec les thrillers de 700 pages...
C'est vrai. Mais je me réfère toujours à 14, de Jean Echenoz. De l'art de faire 700 pages en 100 pages, magistral !

Pur sang, Ecorce éditions
Vagabond, Ecorce éditions
Grossir le ciel, La Manufacture de livres

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