24 juin 2014

George Arion : l'interview en roue libre

Il y a quelques semaines, je vous faisais part de mon enthousiasme après avoir lu Cible royale, le premier roman de George Arion traduit en français (voir la chronique). Une lecture qui m'a donné envie de rencontrer cet auteur chevronné, talentueux, truculent, qui a réussi à construire sa carrière en évitant les pièges tendus par un régime politique pour le moins... autoritaire. Pas de déception : l'homme est passionnant, enthousiaste et généreux. Et il ne manque pas de sens de l'humour...


Comment êtes-vous passé du journalisme à l’écriture? 
Au commencement a été le verbe… poétique. À l’âge de vingt ans, j’ai débuté ma carrière en écrivant de la poésie pour une revue littéraire roumaine à grand tirage. Après mes études, j’ai été embauché par un journal culturel pour lequel je devais écrire des chroniques littéraires. Ce n’est qu’à l’âge de vingt-huit ans que j’ai véritablement commencé ma carrière de journaliste à proprement parler, pour le journal Flacăra. C’est là que je me suis initié aux secrets du métier. J’ai réalisé des reportages, des enquêtes, j’ai rédigé des chroniques littéraires, théâtrales et sportives. Peu à peu, je me suis spécialisé dans les interviews culturelles. J’ai eu des dizaines et des dizaines d’entretiens avec des écrivains, des scientifiques, des acteurs, des metteurs en scène, des compositeurs, des chanteurs, des danseurs,…
Après 1990, et l’instauration d’un certain climat de liberté, j’ai réalisé des entretiens avec des hommes politiques et des hommes d’affaires roumains mais également étrangers, ainsi qu’avec certaines têtes couronnées. Une grande partie de ces entretiens a d’ailleurs été rassemblée dans un recueil – deux gros volumes de près de 1400 pages ! – sous le titre Une histoire de la Roumanie contemporaine en interviews. Ce travail a même reçu le Prix de l’Union des Écrivains en 1995. Cela étant, je n’ai jamais vraiment renoncé au journalisme. J’ai parallèlement cherché d’autres modes d’expression. Je me suis ainsi mis à écrire de la prose, des pièces de théâtre, des scénarios inspirés de mes romans pour des films ou des séries télévisées. J’ai également écrit des paroles de chansons. Je suis même le librettiste d’un opéra intitulé Dans un labyrinthe : le premier opéra policier roumain !

Pourquoi avoir choisi le roman policier?
Stendhal disait que le roman est un miroir que l’on promène le long d’un chemin. Les polars enregistrent rapidement les événements de ce monde. Ou les préfigurent même. On peut dire que ce sont de journaux écrits sous une forme littéraire. Il est certain qu’après nous, on pourra mieux connaitre notre vie d’aujourd’hui en lisant les romans policiers actuels. Ils offrent un témoignage formidable de nos sociétés.

Au début des années 1980, en Roumanie, le polar était un instrument de propagande. Comment avez-vous réussi à contourner la censure ?
En effet, dans la Roumanie de ces années-là, la plupart des romans de ce genre louaient les actes héroïques des « miliciens » (nos policiers de l’époque), les décrivaient comme des individus « dévoués à la cause du Parti et à la protection de la grandeur du socialisme ». Je n’aurais jamais pu écrire une chose pareille. Pour ma part, j’ai préféré imaginer un héros d’un genre particulier. Il s’appelait Andrei Mladin. C’était un journaliste se retrouvant dans des situations périlleuses malgré lui, un jeune homme ordinaire, qui aimait les livres et qui ne respectait pas trop la « morale prolétarienne » : il avait un léger penchant pour la bouteille, il cédait facilement aux charmes féminins… La censure ne l’a pas trop pris au sérieux parce qu’il plaisantait tout le temps, était très ironique, y compris avec lui-même. Son ironie s’attaquait pourtant souvent aux réalités de cette époque. Mais la plupart de ces critiques sont passées inaperçues aux yeux des censeurs. Il faut dire que je les ai habilement dispersées dans le texte, à tel point qu’elles ont pu paraître innocentes. Ceux qui supervisaient la publication des livres à cette époque sont ainsi complètement passés à côté. Andrei Mladin est même devenu un modèle pour les jeunes. Ils l’ont adoré pour son humour, pour sa soif de justice, pour sa capacité à défier avec nonchalance la rigueur d’un régime impitoyable et pour son refus du mensonge.
Je suis, à ce propos, ravi que Attaque dans la bibliothèque, le premier roman de cette série avec Andrei Mladin, paraisse l’année prochaine en français, toujours chez Genèse Edition, à l’instar de Cible royale. Je profite d’ailleurs de cette occasion pour remercier Danielle Nees, une éditrice de grand talent et d’un courage remarquable. Et je ne peux évidemment pas oublier de remercier Sylvain Audet qui a traduit ce roman en français avec brio. C’est en effet une traduction plus difficile que pour Cible royale – dont la traduction est toujours signée par Sylvain Audet. C’est un roman riche en sous-entendus et en jeux de mots et argot. Quoi qu’il en soit, c’est grâce à ces deux personnes que j’ai la chance de voir paraître mes romans dans l’espace francophone : Sylvain Audet parce qu’il m’a découvert, et Danielle Nees parce qu’elle a su mettre en valeur ce travail.

 Comment avez-vous imaginé un héros avec autant d’humour ? 
Vous savez, les Roumains ont beaucoup d’humour. Et paradoxalement, plus leur quotidien est difficile, plus ils en rient. Il existe même une expression chez nous pour cette capacité à rire de nos problèmes. Pendant la période communiste, les blagues à caractère « politiques » étaient nombreuses. Bien entendu, on les chuchotait. Mais elles tentaient souvent de tourner en dérision une réalité plutôt sinistre. En voici quelques exemples : « Qu’est-ce que la Securitate ? Le cœur du Parti qui bat, qui bat, qui bat… » ; « Quelle est la différence entre le vent et la milice ? La milice frappe plus fort. » ; « Heure exacte à la radio : au cinquième plic, il sera l’heure de l’eau chaude : plic, plic, plic, plic, plic. C’était l’eau chaude. ». C’est ce genre de plaisanteries qui sont à l’origine d’Andrei Mladin et qui a fait de lui un personnage aussi non-conformiste et plein d’humour.

Cible royale est un roman policier, un roman politique, un roman d’espionnage: il joue avec les styles. Il joue aussi avec le temps. Comment avez-vous conçu sa structure si particulière ?
 Sans vouloir me vanter, je suis un grand lecteur depuis mon enfance. Les styles de nombreux écrivains du monde entier me sont donc très familiers. Et comme chacun le sait, c’est des livres que naissent d’autres livres. Sans avoir cherché à imiter quelqu’un en particulier, la lecture de chefs-d’œuvre d’un peu partout m’a beaucoup inspiré et m’a aidé à trouver mon propre style.

Cible royale est votre premier roman paru en français et est très bien accueilli. Pensez-vous continuer dans la même voie?
Si l’année dernière, quelqu’un m’avait dit que l’un de mes romans allait être publié en français, j’aurais éclaté de rire. Mais cette année, en février, Cible royale a paru. Si quelqu’un m’avait dit il y a un an que ce roman allait également être lancé à Bruxelles avec autant de faste, ainsi que sur le stand de la Roumanie dans le cadre du Salon du livre à Paris, mon rire aurait retenti à travers la planète tout entière. Si on m’avait dit que l’Institut culturel roumain allait même m’inviter à la Nuit de la littérature à Paris, le 24 mai, je l’aurais regardé avec stupeur. Si on m’avait dit que j’allais donner, par-dessus le marché, des interviews pour des journaux, des blogs, des radios et des télévisions francophones, je l’aurais pris pour un sacré plaisantin. Mais si quelqu’un m’avait dit que j’allais participer au festival du Goéland masqué de Penmarc’h, je crois que je n’aurais même plus eu la force de rire. J’en serais resté bouche bée.

Quelles sont vos impressions à propos de Penmarc’h ? 
Ça a été merveilleux ! C’était la première fois que je participais à ce festival, et j’y ai été traité avec beaucoup de respect. J’ai eu l’occasion de m’exprimer devant de nombreux lecteurs passionnés de polars. Sincèrement, j’étais terriblement angoissé lors de ma descente du TGV à Quimper, mais lorsque j’ai vu venir à ma rencontre une véritable délégation, j’ai été stupéfait : Claude Mesplède, le « Pape » de la littérature policière, Hervé Delouche, le président de l’Association 813, Roger Hélias, le président de l’Association Goéland masqué. Impossible d’oublier une chose pareille ! J’ai également rencontré de nombreux auteurs importants - Mine G. Kirikannat, Petros Markaris, Patrick Raynal, Gilles Del Pappas. Je me suis même lié d’amitié avec certains. Ça a été une expérience unique ! C’est là-bas que je vous ai également rencontrée. Et je ne voudrais à aucun prix manquer l’occasion ici de vous remercier pour votre chronique remarquable à propos de Cible royale, ainsi que pour l’initiative de cette interview.

Vous êtes aussi un poète reconnu. Faites-vous une différence marquée entre l’expression littéraire poétique et l’écriture de fiction ? 
Un poète reconnu ?! Je ne sais pas. Je crois que le prosateur a fini par faire de l’ombre au poète. Mais votre question me rappelle ce qu’a écrit un jour la compositrice Liana Alexandra à propos de mon écriture dans le programme de l’opéra Dans un labyrinthe : « À ma grande surprise, George Arion parvient à animer ses phrases et l’ensemble de son discours dans le respect des arts « temporels » (musique, poésie et danse). D’après moi, il reste un poète, même lorsqu’il écrit de la prose (y compris dans ses chroniques sportives!).»

Pensez-vous que le polar est un genre littéraire à part entière ? 
Je me bats depuis des années pour cette idée de toutes mes forces. Lorsqu’on rencontre des maîtres de ce genre, il est impossible de continuer à considérer leur travail comme de la pseudo-littérature ou des œuvres d’un genre mineur. Je me souviens de cette phrase de Voltaire : « Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. »

Vous êtes la tête de pont des auteurs de romans policiers roumains. Pensez-vous pouvoir contribuer à une meilleure connaissance de la littérature contemporaine roumaine sur le plan international ?
J’ai toujours affirmé que le roman policier représente le meilleur ambassadeur pour la littérature d’un pays. Il suffit de penser à la vague de polars nordiques. Malheureusement, en Roumanie, nous commençons à peine à réaliser cela. L’Institut culturel roumain et son président, Lilian Zamfiroiu, ont promis de promouvoir ce genre littéraire à l’avenir, afin de le faire connaître par delà nos frontières. J’espère de tout mon cœur qu’il en sera ainsi.

Quel est votre dernier roman paru en roumain ?
Il s’intitule L’île aux livres. Certains critiques le considèrent déjà comme l’un de mes chefs-d’œuvre. C’est un thriller d’un genre très particulier. Il s’agit de l’histoire d’un bibliothécaire passionné par les livres, qui se retrouve entraîné dans des événements énigmatiques et terrifiants. Toute sa vie il a été prisonnier de son amour pour les livres, mais il parvient tout de même à résoudre un crime mystérieux qui s’est déroulé sur une île. Si je l’avais écrit en français, je pense que ce roman aurait eu toutes ses chances d’obtenir le Prix Goncourt !

6 commentaires:

  1. Superbe interview d'un auteur que j'affectionne enormement

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  2. Merci pour un interview avec un ecrivain roumain! Tres interessant, d'ailleurs. Il parle donc francais?

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    1. Oui Marina, il parle très bien français. Heureusement, parce que le roumain et moi...

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    2. Merci pour vos appreciations.

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  3. Merci pour cette interview très intéressante. Le roman "Attaque dans la bibliothèque" dont parle ici George Arion vient de paraître en français sous le titre "Qui veut la peau d'Andreï Mladin ?". Un polar burlesque génial ! :-)

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